Chasser les Spectres… Et Bombarder Fordow ?
« L’Iran ne peut pas avoir la bombe nucléaire », a toujours dit Donald Trump. Mais est-il prêt à la guerre ?
Depuis son entrée en fonction, le président Trump a déclaré une douzaine de fois que l’Iran ne devait pas être autorisé à posséder l’arme nucléaire. La même assertion avait été répétée une quarantaine de fois pendant la campagne électorale. La ligne diplomatique du nouveau locataire de la Maison Blanche est claire, mais bombarder Fordow, l’usine iranienne d’enrichissement nucléaire la plus protégée au monde, le fait hésiter.
Si l’on en croit The Scroll[1], « Israël a détruit 14 000 centrifugeuses à Natanz, gravement endommagé une usine de retraitement d'uranium de qualité militaire à Ispahan, détruit des éléments critiques du complexe d'eau lourde d'Arak et frappé une installation à Sanjarian où l'Iran construisait des chambres hautement explosives pour tester des initiateurs nucléaires. Israël a attaqué le siège de l'Organisation pour l'innovation et la recherche défensives, le centre de toute l'entreprise nucléaire iranienne, et éliminé les scientifiques de haut niveau qui avaient travaillé dans des domaines liés à la militarisation nucléaire ».
Reste l’usine d’enrichissement de Fordow. Seuls les États-Unis peuvent détruire le cœur du projet nucléaire iranien. Seuls les États-Unis disposent de ces bombes ultra-perforantes de plus de 13 tonnes qui peuvent exploser dans les profondeurs de la montagne qui protège Fordow. Et seuls, les États-Unis ont le bombardier qui permet le transport et le largage de tels projectiles.
Bombarder une montagne n’a, a priori, rien de bouleversant !
Mais cette décision réveille de douloureux spectres politiques.
Le spectre de la guerre en Irak
Donald Trump se retrouve dans la même position que George W. Bush qui, le 19 mars 2003, a annonçé au peuple américain le lancement de la guerre en Irak.
À l’époque comme aujourd’hui, la guerre était justifiée par la présence d’armes de destruction massive menaçant Israël, le Moyen-Orient et peut-être aussi la planète.
Mais ces armes de destuction massives étaient un mensonge. Elles dissimulaient un projet messianique : faire de l’Irak une « démocratie » modèle qui s’imposerait à l’ensemble du Moyen-Orient.
Déclenchée en 2003, l’opération irakienne a produit l’exact inverse du but recherché. Saddam Hussein était certes un dictateur sunnite, brutal et corrompu. Mais il n’était pas un obstacle à la démocratie. Il était un obstacle aux conflits religieux en Irak et à l’expansionnisme iranien. En éliminant Saddam Hussein, les États-Unis ont ravivé l’animosité traditionnelle entre chiites et sunnites en Irak. Et ils ont favorisé l’expansion du chiisme iranien révolutionnaire en Irak et partout ailleurs au Moyen-Orient.
Neuf ans plus tard, les États-Unis se sont retirés vaincus. L’Irak était devenu un protectorat iranien, 4 000 soldats américains avaient perdu la vie et 100 000 Irakiens étaient morts assassinés sous les bombardements ou sous les coups des diverses milices islamistes qui s’étaient constituées à l’époque.
Au plan financier, la guerre d’Irak a coûté aux États-Unis 3 000 milliards de dollars (estimation 2008). Comme l’écrivait le Washington Post en septembre 2007, « l’argent dépensé en une seule journée de guerre en Irak aurait pu permettre d'acheter une maison à 6 500 familles, des soins de santé à 423 529 enfants, ou encore d'équiper 1,27 million de foyers en électricité renouvelable ».
Frapper le site nucléaire de Fordow, c’est réveiller le spectre d’une guerre éruptive incontrôlable. C’est enfreindre une doctrine non écrite : les guerres sans rapport avec la sécurité des citoyens résidant aux États-Unis sont interdites.
Le spectre du mensonge des services secrets
Il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak. En 2003, le gouvernement américain a menti – ou s’est laissé intoxiquer par ses services de renseignement.
En 2025, la question de la fiabilité du renseignement est posée.
Tulsi Gabbard, directrice du renseignement national (ODNI), un organisme qui fait la synthèse de toutes les agences américaines de renseignement, a, en mars 2025, délivré devant le Congrès un message stupéfiant : même si l’Iran a constitué un stock « sans précédent » d’uranium de qualité militaire, le pays ne semble pas vouloir construire d’arme nucléaire, a-t-elle déclaré. Elle n’a pas donné d’indication sur l’usage de cet uranium enrichi...
Donald Trump a été irrité que cette femme qu’il a nommée démente sa conviction profonde. « Peu m'importe ce qu'elle a dit. Je pense qu'ils (les Iraniens) étaient très proches d'en avoir une (bombe), a déclaré Trump aux journalistes à bord d'Air Force One.
Le 10 juin, trois jours seulement avant le début des frappes israéliennes contre l'Iran, la même Gabbard a mis en ligne une vidéo qui interpellait « l'élite politique et les fauteurs de guerre » sur le risque de « l'annihilation nucléaire ».
Selon Politico, la vidéo de Gabbard aurait mis en rage le président.
En 2025, John Ratcliffe, directeur de la CIA, aurait reconnu à huis clos que l'Iran travaillait activement à la construction d'une arme nucléaire. « Des joueurs de foot qui approchent à un mètre de la ligne de but, ne seraient pas tentés de conclure », a-t-il demandé ?
Fin mai, les services de renseignement autrichiens ont publié un rapport alarmant sur les avancées nucléaires de l’Iran.
Le Mossad, Benjamin Netanyahou informent le président américain avec des données que ses services n’ont pas.
Donald Trump pense – malgré ce brouillard informationnel - qu’il faut désactiver Fordow, indique CBS News. Mais il s’est donné deux semaines pour prendre une décision.
Le spectre des Juifs qui manipulent dans l’ombre
La méfiance envers les Juifs rôde dans les couloirs du pouvoir américain. L’agence de presse américaine Jewish News Syndicate (JNS) a révélé qu’un cadre important du Pentagone, le colonel Nathan McCormack, chef de la branche Levant et Égypte de la direction de planification J5 du Comité des chefs d'état-major interarmées, avait une activité un peu délirante sur les réseaux sociaux. Il a ainsi qualifié Israël de « secte de la mort ». En avril, il a suggéré que les États-Unis «pourraient être le mandataire d’Israël et ne pas s’en rendre compte ».
En mai, il écrivait : « Netanyahou et ses complices judéo-suprémacistes sont déterminés à prolonger le conflit pour leurs propres objectifs : soit rester au pouvoir, soit annexer le territoire. »
McCormack a été muté peu après la publication de l'article. Mais l’idée que les Juifs manipulent le gouvernement américain et l’entraînent dans une guerre contraire aux intérêts du peuple américain fait florès à Washington. Bernie Sanders (Indépendant, Vermont) et Rashida Tlaib (Démocrate, Michigan) accusent Netanyahou « d’entrainer les États Unis dans la guerre avec l’Iran ».
Tucker Carlson, ancien journaliste vedette de Fox News, est le pendant à droite de Bernie Sanders. Mais il n’est pas un ami d’Israël. Carlson utilise l’audience considérable qu’il a développée sur X (ex Twitter) pour mettre en garde contre les « neocons », ces personnes qui, après avoir entraîné les États-Unis dans la guerre en Irak (et dont beaucoup étaient juifs), veulent aujourd’hui, pousser les États-Unis à guerroyer contre l’Iran. L’Iran n’a pas la bombe affirme-t-il, l’Iran n’en veut pas et ce pays est victime des menées suspectes des « néocons », sous-entendu : les juifs.
Les ombres du Bureau ovale
Ces spectres qui hantent le Bureau ovale transforment les comportements des principaux membres du gouvernement. Ils n’osent pas s’exprimer clairement.
Les neutres. Peter Hegseth, secrétaire à la Défense, se garde bien d’émettre un avis. S’il passait pour pro-Israélien, il deviendrait une cible. Il est là pour « servir le président et mettre en œuvre sa décision qu’elle qu’elle soit », explique-t-il.
Marco Rubio n’a jamais demandé une frappe sur Fordow, mais son discours ― combinant sanctions fortes, option militaire en dernier recours, et volonté de ne pas laisser l’Iran acquérir l’arme nucléaire ― le positionne clairement du côté des néo-conservateurs … qui se gardent bien de s’afficher comme tels.
Les isolationnistes. J.D. Vance, vice-président et homme lige de Peter Thiel, un magnat de la Silicon Valley, a déclaré en octobre 2024, sur The Tim Dillon Show (oct. 2024), que, même si Israël a le droit à l’autodéfense, les intérêts américains pouvaient différer. Il a ajouté : « Notre intérêt… est de ne pas entrer en guerre avec l’Iran ». Vance s’afficherait volontiers isolationniste, mais il ne veut pas apparaître comme un opposant au président. « Le président déteste la prolifération nucléaire. Je déteste la prolifération nucléaire », a-t-il affirmé. Son rêve serait d’organiser, avec la Chine et la Russie, le démantèlement de tout ce qui ressemble à du nucléaire sur la planète. Mais ce n’est pas pour tout de suite.
Alors, J.D Vance laisse entendre que frapper Fordow pourrait être une option. Mais il ne pousse pas à la roue. La décision appartient en dernier ressort au président. Pour rassurer l’aile isolationniste du parti républicain, Vance souligne que Trump n’utilisera la force que pour défendre les intérêts du peuple américain.
Hors de la Maison Blanche, les lobbys donnent de la voix
Israël. Donald Trump est en contact quotidien avec le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou.
Le lobby iranien est actif à Washington. Vali Nasr, un Irano-Américain professeur à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies, affiche son hostilité à une frappe en Iran. « C'est en grande partie la même histoire (que l’Irak) qui se répète », a-t-il déclaré au New York Times. D’autres agents iraniens basés aux États-Unis, comme Trita Parsi, s’efforcent d’influencer la diplomatie américaine.
Le Qatar profite de son rôle de médiateur pour tenter de convaincre le président américain de ne pas bombarder l’Iran. Doha insiste sur le risque d’embrasement régional, d’attaques de représailles contre les intérêts américains et d’un engrenage militaire incontrôlé.
Le lobby anti-Netanyahou. Des Juifs anti-Israéliens ou des Israéliens déterminés à voir Bibi échouer font aussi pression contre une intervention américaine. C’est le cas de Jewish Voice for Peace (JVP), une organisation juive américaine d’extrême gauche propalestinienne très présente dans les universités et qui milite pour la paix et contre toute guerre. CASMII, fondée par des universitaires dont des Israéliens/Iraniens, plaide pour le dialogue direct et s’oppose à toute forme d’intervention sur l’Iran.
Ira ? Ira pas ?
Certains aux États Unis craignent que les Juifs manipulent Donald Trump. Mais 100 % des Israéliens vivent aujourd’hui sous une pluie de missiles iraniens. Tous attendent le bon vouloir du président américain. Plus Israël brûle ses stocks d'intercepteurs de missiles, moins il a de marge de manœuvre pour protéger tout ce qui compte en Israël, la population et les sites d’intérêt national.
Aujourd’hui, à travers le bombardement de Fordow, se dessine en filigrane l’obligation d’en finir avec le régime des mollahs.
Mais c’est le spectre de la guerre en Irak qui se réveille.
[1] The Scroll, 20 juin. Has Israel Already Won ?
Bonsoir Monsieur,
Vos analyses colportent les rayons les plus brillants,les plus lumineux ;
Vos connaissances nous permettent de décrypter les dessous des enjeux géopolitiques .
Lumière à vous.
Joachim. Le 22 Juin 2025.
Fordo en citadelle inexpugnable, c'est forcemment un site militaire, de plus longtemps inavoué et très suspect. Seuls les pays qui n'ont pas de pétrole ont des raisons de s'équiper en nucléaire "civil". Toute autre fable n'est que baratin qui n'est gobé que par ceux qui veulent y croire. Demander aux Perses de désosser Fordo à titre de bonne foi, ou le faire en direct avec l'outillage US, car un Iran nucléaire sera une menace directe contre le Grand Satan, qui ne gagnerait rien à rester isolationniste selon la désuète doctrine Monroe, qui n'a rien à voir avec Maryline. Il avait fallu, pour les faire se bouger aux américains, un Pearl-Harbour, càd. un grand coup de pied au derrière, grace à quoi nous avons eu le sursaut du débarquement en Normandie, qui me vaut encore de commettre ce billet. Fordo delenda est. Comme Carthage. Go !