Contre Qui l’Egypte S'Arme-T-Elle ?
Le contraste entre ambition géopolitique et désastre économique rend le maréchal égyptien al Sissi particulièrement dangereux… pour Israël.
A la fin du mois de décembre 2024, le Département d’État (Etats Unis) a approuvé la vente à l’Egypte de 555 chars M1A1 Abrams (4,69 milliards de dollars), de 2 183 missiles air-sol Hellfire (630 millions de dollars) et de munitions à guidage de précision (30 millions de dollars).
En janvier 2023, ce même Département d’Etat a approuvé la vente à l’Egypte de 12 hélicoptères CH-47F Chinook pour 426 millions de dollars.
En 2021, l’Egypte a acheté à la France 30 avions de chasse Rafale pour un montant proche de 4 milliards d’euros. La même année, l’Italie a livré à l’Egypte deux frégates multi-missions (FREMM). Et en 2021 encore, l’Egypte a réceptionné son quatrième sous-marin commandé à des chantiers navals allemands.
La Turquie a annoncé qu’elle fournirait à l’Égypte ses célèbres drones Bayraktar, dont la létalité a été démontrée avec succès en Syrie, en Azerbaïdjan, en Ukraine et en Libye.
Des sommes aussi massives n’auraient-elles pas un meilleur effet dans des projets économiques ?
La situation économique égyptienne n’a rien de mirobolant. L’Egypte souffre d’un taux d’inflation supérieur à 25% et sa dette publique approche les 100% du PIB. La démographie (106 millions d’habitants) est galopante et l’agriculture ne fournit que 60% des besoins alimentaires du pays. Selon une note de la Banque Mondiale, le taux de chômage des jeunes sans qualification de 15 à 29 atteint 40,7% . Mais 43,8 % des jeunes hommes âgés de 24-29 ans et titulaires d’un diplôme universitaire sont au chômage. L’emploi informel touche la totalité du secteur de la construction et la totalité de l’agriculture. Quatre femmes sur cinq ne travaillent pas.
Cette modernisation de l’appareil militaire ne correspond à aucune menace particulière, sauf…
La Libye qui a une frontière commune avec l’Egypte, est toujours déchirée par des conflits tribaux, endémiques depuis la chute de Mouammar Kadafi. Mais le risque de voir ces conflits déborder sur le territoire égyptien est nul. Au sud, le Soudan, est lui aussi aux prises avec une terrible guerre civile, laquelle n’affecte pas la sécurité des Egyptiens. Les autres pays frontaliers – y compris l'Arabie saoudite de l'autre côté de la mer Rouge – entretiennent des relations amicales avec Le Caire.
Reste Israël. Les relations sont pacifiques, mais elles sont loin d’être amicales.
L’Egypte face à la guerre d’Israel contre le Hamas
La paix avec l’Egypte dure depuis le traité de paix signé en 1979. Mais les relations entre l'Égypte et Israël sont demeurées cantonnées à des aspects diplomatiques et sécuritaires. Les échanges économiques sont faibles et les initiatives culturelles voisines du néant. Quant au tourisme, il est embryonnaire. Seuls quelques Israéliens osent aller visiter Le Caire. Un artiste ou un intellectuel égyptien qui irait à Jérusalem serait considéré comme un traitre.
La guerre à Gaza a tendu les relations entre les deux pays. En janvier 2024, quand Israël a indiqué qu’il allait s’emparer du corridor de Philadelphie – la bande de terre qui sépare Gaza de l’l'Égypte – pour mettre un terme aux tunnels de contrebande qui alimentent le Hamas en armes et munitions, le gouvernement égyptien a menacé. Il a affirmé que cela constituerait une violation du traité de paix de 1979. Un responsable a averti indirectement que si Israël s'emparait du corridor, « l'Égypte défendrait sa sécurité nationale et la cause centrale de la Palestine » (sic). L’Egypte a aussi averti Israel que toute tentative d’évacuer une partie de la population de Gaza en Egypte serait un cas de rupture du traité de paix signé en 1979.
Un autre responsable égyptien a fait savoir que l'Égypte avait « détruit plus de 1 500 tunnels » le long de la frontière de Gaza, et que toute opération de contrebande était « impossible ». La réalité est que les forces égyptiennes pourraient avoir détruit les tunnels qui leur faisaient concurrence, pour conserver le monopole de la contrebande avec le Hamas. Quand les troupes israéliennes sont entrées dans Rafah en mai 2024, elles ont annoncé la découverte d’une cinquantaine de tunnels reliant l'Égypte à Gaza. La complicité de l'Égypte – par corruption et/ou négligence – dans la contrebande d'armes qui a permis l'attaque du 7 octobre, est une source d’embarras pour le gouvernement égyptien.
L’Egypte se prépare-t-elle à la guerre avec Israel ?
La question est posée par Tolik Piflaks, journaliste et observateur politique israélien. Dans un article intitué « Ami ou ennemi ? L'Égypte accumule 5 milliards de dollars d'armes et la question que personne ne pose », l’auteur révèle que « dans les académies militaires de toute l'Égypte, les officiers se livrent à une étude détaillée des vulnérabilités de l'équipement militaire israélien, à commencer par le char Merkava Mark IV ». Chenilles, compartiment moteur, résistance aux missiles antitanks… tout y passe
En sus, « les officiers reçoivent une formation spécialisée dans le développement de tactiques susceptibles de parer à la supériorité aérienne israélienne tout en maîtrisant les capacités de guerre électronique conçues pour perturber les systèmes de communication israéliens ».
Enfin, la péninsule du Sinaï a été truffée de bases aériennes capables d’ « apporter un support au déplacement des forces terrestres se déplaçant vers l’est, de contrer les opérations aériennes israéliennes au-dessus du Sinaï et de permettre un déploiement rapide d’hélicoptères d’attaque contre les formations blindées ». A cela s’ajoutent, « un réseau sophistiqué de bunkers renforcés et de dépôts de munitions pour soutenir la mobilisation rapide des formations blindées ». Les dépôts de carburants ont été multipliés et l’armée égyptienne, si l’on en croit The Guardian « a pris le contrôle de 37 écoles dans le Sinaï et les a transformées en bases militaires ».
Sept tunnels stratégiques ont aussi été creusés sous le canal de Suez – quatre près d’Ismaïlia et trois près de Port-Saïd – permettant un déplacement rapide des forces depuis l’Égypte continentale vers le Sinaï tout en contournant les ponts vulnérables.
Pourquoi l’Egypte se militarise-t-elle ?
La guerre avec Israël apparaitrait-elle comme « une soupape de sécurité pour détourner le mécontentement intérieur » demande David Schenker du Washington institute of Near East Policy ? Le chômage, la pauvreté, l’analphabétisme sont les éléments les plus apparents d’une situation économique et sociale très détériorée. Laquelle pourrait inciter le maréchal al Sisi à chercher un échappatoire.
La population accepterait d’autant plus facilement une tension avec Israel qu’elle voue une immense sympathie aux Palestiniens et perçoit Israel comme une puissance coloniale.
Les liens de l’Egypte avec les Etats Unis devraient - en principe – empêcher une rupture du traité de paix avec Israel. Mais les présidents Obama-Biden ont mis en place une diplomatie plus distante avec des pays comme l’Egypte, l’Arabie Saoudite et Israel. Ces trois pays, piliers de l’action diplomatique de Washington au Proche Orient, ont été considérés par les Démocrates comme non conformes aux nouvelles normes morales de la diplomatie américaine : droits de l’homme, droits des minorités, droits des femmes, des gays… etc.
Barack Obama a aussi supprimé les livraisons d’armes à l’Egypte pendant deux ans quand le maréchal al Sissi a, en 2013, a renversé Mohamed Morsi, le Frère Musulman porté au pouvoir par la majorité des Egyptiens. Et Joe Biden a souvent morigéné al Sissi pour le lamentable état des droits de l’homme en Egypte.
Le rapprochement des Etats Unis (démocrates) avec l’Iran, l’ennemi chiite héréditaire, a également déstabilisé les pays arabes sunnites comme l’Egypte qui se sont sentis soudain libres de repenser leur diplomatie. L’accueil qui sera réservé à la proposition de Donald Trump d’accueillir les Palestiniens de Gaza sera intéressante à suivre. Refus net ? Ou énormes compensations ? L’avenir le dira.
Le maréchal al Sissi a aussi accueilli le D8-Organisation de coopération économique qui regroupe huit pays musulmans (Bangladesh, Égypte, Indonésie, Iran, Malaisie, Nigéria, Pakistan et Turquie). A cette occasion, le leader égyptien a renoué des liens avec le président iranien Masoud Pezeshkian. Les deux hommes se sont longuement rencontrés pour « rééquilibrer les relations entre Téhéran et Le Caire ».
Al Sissi est également sensible aux sirènes du « rassemblement sunnite » dirigé directement contre Israël par la Turquie. « Erdogan a souligné les récents efforts de la Turquie pour améliorer ses relations avec l'Égypte et la Syrie dans le cadre d’une stratégie plus large qui a pour but de créer une « ligne de solidarité » contre l'influence d'Israël, (…). Conformément à cet objectif, le président turc a récemment accueilli le président égyptien Abdel-Fattah al-Sisi, marquant une étape importante dans le rétablissement des liens entre les deux nations » écrit Yori BenMenachem du Jerusalem Center for security and foreign affaires (JCFA)
Cette relations égypto-turque n’est pas dénuée d’ambivalence et de méfiance. Le Caire n’oublie pas que la Turquie est un centre d’accueil pour les Frères Musulmans, ennemis intimes des militaires égyptiens.
Egypte et Turquie sont aussi en rivalité dans le monde sunnite : chacun aspire à devenir un pôle d’influence et de domination.
L’Iran, la Turquie, l’Egypte, tous aspirent à devenir un pôle de référence dans un Moyen Orient aux lignes brouillées. Ces trois pays sont aussi – à des degrés divers, des pays en faillite.
C’est ce contraste entre leurs ambitions géopolitiques et leur réalité économique et sociale qui les rend particulièrement dangereux.
Article passionnant , merci Yves
Michel Abramowicz
En effet la question devait se poser. Merci pour cette analyse.