Allemagne : Balancer la Shoah Par-Dessus les Moulins ?
La guerre d’Israël contre le Hamas incite l’Allemagne à sortir de la repentance à laquelle elle s’obligeait depuis la Shoah. Elle a réduit ses livraisons d'armes.
Johann Wadephul, ministre des Affaires étrangères allemand, a déclaré le 30 mai 2025, dans le Süddeutsche Zeitung, que l’Allemagne pourrait cesser de livrer des armes à Israël s’il s’avérait que la « situation dans la bande de Gaza était incompatible avec le droit international humanitaire ».
En s’arrogeant un droit de regard moralisateur sur les guerres multiples qu’Israël subit depuis le 7 octobre 2023, ce ministre (totalement inconnu en dehors de Berlin), pourrait laisser son nom dans l’Histoire : il deviendra l’homme qui a balancé par-dessus les moulins la repentance officielle de l’Allemagne envers les juifs et la Shoah.
La menace d’un embargo militaire allemand sur Israël a fait des vagues dans les rangs de son parti, la CDU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne).
Et le ministre des Affaires étrangères est revenu sur ses propos. Il a assuré au Bundestag que l’« Allemagne continuera de soutenir l'État d'Israël, notamment par des livraisons d'armes ».
En 2023, l'Allemagne a exporté pour 326,5 millions d'euros d’armes et de munitions en direction d’Israël, selon Reuters. Mais, en 2024, les autorisations avaient déjà diminué de moitié.
Staatsraison
Sous le chancelier Olaf Scholz, l’Allemagne avait donc déjà cessé de se comporter en soutien inébranlable d’Israël. Mais sans déclaration officielle. Avec le chancelier Friedrich Merz et son ministre des Affaires étrangères Wadephul, l’Allemagne sort de sa manche un « droit moral ». « Nous regarderons toujours ce qui est nécessaire et ce qui est défendable. Nous nous permettons de porter un jugement là‑dessus. C’est en Allemagne que cela doit être évalué », avait déjà déclaré Johann Wadephul dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 14 mai.
– Le journaliste du Frankfurter a alors posé la question centrale : « Ce serait une raison d’État (Staatsraison) avec des limites ? »
Le terme Staatsraison ou raison d’État a été introduit en 2008 par l'ancienne chancelière Angela Merkel. Il signifiait qu’en raison de sa responsabilité historique dans l’extermination des juifs d’Europe, l'Allemagne s’engageait à agir sans restriction pour la sécurité d'Israël. Le terme Staatsraison a également été repris par Olaf Scholz, notamment après l'attaque surprise du Hamas, le 7 octobre 2023.
Au journaliste du Frankfurter qui cherchait à savoir si la Staatsraison avait des limites, le ministre Waldephul a répondu : « Ce n’est pas une limite. La Staatsraison n’est toutefois pas une obligation de satisfaire immédiatement à tous les souhaits d’Israël. »
Autrement dit, oui, il y a des limites et c’est l’Allemagne qui les fixe.
Il s’agit bien d’un tournant.
Le tournant est donc pris et claironné. Le 4 juin, Philippe Piatov, chef adjoint du service politique du journal Bild, a affirmé dans le Wall Street Journal que « le chancelier allemand Merz se retourne contre Israël » et qu’il opère « un tournant radical dans sa politique envers Israël, remettant en cause le consensus national d'après-guerre et la responsabilité historique revendiquée ».
Ce tournant s’explique par des raisons externes.
– Au moment où le Royaume-Uni a suspendu ses négociations commerciales avec Israël ; au moment où certains États-membres comme l'Espagne réclament la remise en cause de l’accord d'association signé en 1995 entre l’UE et Israël ; au moment où la France milite activement pour la création d’un État palestinien… vendre des armes à Israël « risque de placer l'Allemagne en porte-à-faux » au sein de l’Union européenne, analyse Maya Sion-Tzidkiyahu, maître de conférences à l'université hébraïque de Jérusalem.
L’Allemagne post-génocidaire se sent également mal de soutenir un État juif qualifié de « génocidaire » par l’ONU, la Cour pénale internationale, Rima Hassan, Greta Thunberg, les gouvernements espagnol, français, britannique, les ONG, le gouvernement français et tutti quanti. Dans une interview en date du 26 mai, Merz avait en effet jugé que « nuire à la population civile à ce point (…), ne peut plus être justifié comme une lutte contre le terrorisme du Hamas. »
Mais ce tournant a aussi des raisons internes.
L’Allemagne a déjà montré qu’elle se moquait bien du consensus européen quand ses intérêts étaient en jeu. Le tournant qu’elle opère vis-à-vis d’Israël ne peut être imputé à de seules contraintes externes. Une logique interne est aussi à l’œuvre.
— La Shoah ne fait plus honte aux Allemands, elle les exaspère.
Divers événements ont marqué le passage de la honte à l’exaspération.
- En 1947, l’écrivain Thomas Mann a exprimé son effroi du nazisme à l’occasion d’un discours prononcé à l’université de Francfort : « Et voilà notre ignominie qui s’étale ouvertement aux yeux du monde… La honte d’être Allemand, la honte de devoir appartenir à un peuple dont le nom désormais est associé à l’horreur et à l’infamie, cette honte, je la ressens profondément[1]. »
— Mais cette honte affichée était loin d’être partagée. Dans les années 1950-1960, les manuels scolaires allemands évoquaient à peine le meurtre de masse des Juifs. Dans les années 1980, une forme de banalisation était même à l’œuvre : la Shoah n’était pas un crime collectif, mais l'œuvre d'un petit groupe de nazis fanatiques.
— En 1986, une querelle a éclaté contre une autre forme de banalisation. Cette querelle (connue sous le nom d'Historikerstreit, ou querelle des historiens) durera deux ans. En 1986, le philosophe Jürgen Habermas a accusé l’historien Ernst Nolte de dédouaner l’Allemagne de sa responsabilité historique dans le meurtre de six millions de juifs.
Nolte n’était pas un négationniste à la Faurisson. Mais il avait entrepris d’inscrire Hitler dans une logique exterminationniste qu’il disait déjà existante en Europe. Le régime bolchevik avait assassiné une classe sociale (la «bourgeoisie » envoyée au Goulag) et cet holocauste de classe aurait selon Nolte, ouvert la voie à une extermination de race, celle des juifs, en Allemagne. La Shoah cessait d’être un événement exceptionnel. Elle était un jalon au sein d’un phénomène historique plus général. Banalisée.
– En 1994, Eberhard Diepgen, homme politique allemand (CDU) et maire de Berlin, s’est opposé à ce que Berlin devienne une « capitale du repentir » (Hauptstadt der Reue). « Nous devons empêcher que Berlin soit monopolisée par l'Histoire avec toutes ses zones d'ombre et qu'on lui refuse l'avenir ».
— Quatre ans plus tard, en 1998, à l’occasion d’un discours de remise d’un prix littéraire à l’église Saint‑Paul de Francfort, un autre écrivain, Martin Walser, s’est révolté contre le ressassement médiatique de la Shoah : « Mais quand ce passé est retenu contre moi tous les jours dans les médias, je remarque que quelque chose en moi se défend contre cette présentation permanente de notre honte. » Je commence à détourner le regard. « Auschwitz ne peut devenir une routine menaçante, un outil d'intimidation ou de moralité, ni même simplement un exercice obligatoire ».
Ces propos avaient suscité à l’époque un débat national, certains y voyant une tentative de libérer la société allemande d’un fardeau mémoriel, d’autres une forme de révisionnisme dangereux.
– La même année 1998, Günter Grass, prix Nobel de littérature, et 19 autres intellectuels comme Walter Jens et la comtesse Marion Dönhoff, ont écrit une lettre ouverte au chancelier Helmut Kohl pour protester contre la construction, à Berlin, du mémorial aux Juifs d’Europe assassinés. Ils plaidaient pour une approche plus nuancée du souvenir.
On pourrait multiplier les exemples. Le dernier en date étant le «on ne se laissera pas contraindre à une solidarité forcée avec Israël » du ministre Wadephul.
Aujourd’hui, l’Allemagne est en colère, mais au lieu de l’être contre elle-même, au lieu de se dire qu’elle a mal posé et mal compris le coup de folie qui l’a amenée à exterminer six millions de juifs, elle reproche à Israël de l’obliger à une « solidarité forcée ».
C’est au moment où Israël affronte la volonté exterminatrice de ses voisins musulmans (Gaza, Judée-Samarie, Syrie, Liban, Yémen, Iran…) que les Allemands font défaut et réclament un droit de regard moral sur la survie des Juifs.
Si l’Allemagne avait réfléchi un tant soit peu sur elle-même et sur la réalité du Moyen-Orient, elle aurait vu qu’Israël est victime d’un procès en nazification chaque fois qu’il se défend. Les Allemands auraient également vu qu’Israël est victime d’une fraude mimétique sans équivalent dans l’histoire du monde : des Arabes dits palestiniens se font passer pour les Juifs du Moyen-Orient pour mieux accuser les Israéliens de commettre un génocide.
Si au lieu d’une culpabilité inutile, l’Allemagne avait tenté de comprendre, elle reconnaîtrait que le palestinisme est l’héritier du nazisme : comme Hitler, les islamistes de Gaza accusent les Juifs de polluer leur culture, leurs rues, leur terre par leur simple présence. Et la guerre que les islamistes de Gaza ont enclenchée le 7 octobre est une guerre de purification ethnique.
Si les Allemands avaient été honnêtes avec eux-mêmes, ils auraient reconnu leurs ancêtres nazis dans le Hamas d’aujourd’hui. Et s’ils étaient courageux, ils le clameraient à la face du monde et se tiendraient fermement aux côtés d’Israël.
Au moment où l’Allemagne aurait pu comprendre un peu du mal qu’elle s’est fait à elle-même - presque autant qu’aux Juifs –, elle détourne le regard et prend ses distances.
Fera-t-elle prochainement corps avec la meute ?
[1] Discours de Thomas Mann à l’université Johann Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le-Main, 23 mai 1947. Le texte du discours est publié dans : Thomas Mann, Deutschland und die Deutschen (L’Allemagne et les Allemands), 1947. Disponible dans les Œuvres complètes de Thomas Mann, ainsi que dans de nombreuses anthologies sur la littérature allemande d’après-guerre.
Ils ne nous pardonnent pas ce qu’ils nous ont fait. C’est pour cela qu’ils nous nazifient. Nous sommes coupables de leur haine. C’est de la folie.
Article remarquable de clarté et de lucidité. En effet, le vrai problème est posé. C'est parce qu'au sortir de la seconde guerre mondiale, mais aussi les pays occidentaux qui y ont participé, n'ont pas analysé en profondeur ce que représente la Shoah qui est avant tout un crime contre la filiation. D'où cette répétition (sous d'autres formes) à laquelle nous assistons. On ne se débarrasse pas du problème en interchangeant les pions ! Les Juifs victimes devenant les Israéliens nazis ! En effet, puisque le véritable ennemi n'est pas désigné (le Hamas donc l'islam), la logique infernale fait de la victime le bourreau ! On n'explique évidemment pas le sujet le plus important : pourquoi l'islam ne supporte-t-il pas les Juifs pas plus que les Chrétiens ? Cette question n'étant jamais posée, elle ne risque pas de déboucher sur la vérité! L'occident s'enferme dans le mensonge et ne veut surtout pas voir ce qui le mènera à sa perte ! L'Allemagne en se débarrassant de sa culpabilité liée au nazisme croit se refaire une virginité sur le dos d'Israël : c'est avoir la vue courte !